SM et Art : la sexualité cérébrale d’AJ Dirtystein

Happening. Lieu de pratiques sadomasochistes, un donjon parisien s’ouvre aux performances arty et extrêmes. AJ Dirtystein s’y produit. 

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La performance en trois tableaux d’AJ Dirtystein, fin avril. Photo Laurent Troude pour Libération

La pièce est recouverte de feuilles mortes. Deux bancs sont posés là pour donner l’impression que nous sommes dans un jardin bucolique, les premiers jours d’automne, à la campagne, attendant que la saison passe et nos souvenirs avec. Mais nous sommes tout près de la place Clichy à Paris, au printemps, et l’atmosphère est un peu inquiétante. Sur une petite estrade, la jeune performeuse toulousaine AJ Dirtystein est nue, recouverte de poudre de riz blanche. Des images de deux filles s’embrassant sont projetées sur elle et sur le mur du fond. Une voix off déclame des extraits d’un conte d’Andersen.

L’histoire de Catherine, petite fille pauvre et va-nu-pieds, à qui l’on offre des souliers rouges et qui va à l’église avec. Sacrilège, c’est interdit, AJ Dirtystein enfile un masque de loup blanc, de hautes chaussures à talons, rouge forcément, elle se met à danser, elle est envoûtée, les braves gens lui coupent les pieds. Fin du premier des trois tableaux. Interlude, un homme, grand et maigre, dans une combinaison intégrale en latex noir, se met à chanter l’Ave Maria de Gounod.

 

Mot de passe

Dans son donjon (le terme servant à désigner l’espace fétichiste d’une dominatrice), en réalité cinq pièces dans une cave de 300 mètres carrés, Maîtresse Cindy organise depuis mars des séances de «sm art». La quarantaine, dents du bonheur et cheveux courts teints en blond, elle exerce depuis quatorze ans. Fin 2011, en pleine réflexion sur sa pratique, elle a voulu fermer ce lieu, réputé notamment pour ses machines excentriques et uniques aux noms évocateurs : la pénétreuse, la fouetteuse…

Après quelques mois de réflexions, la célèbre dominatrice parisienne a finalement décidé d’ouvrir l’espace à d’autres artistes et personnalités de ce petit milieu. «Je viens du monde de l’art, explique-t-elle, et, pour le sadomasochisme, il n’existe pas vraiment d’endroits où s’exprimer.» Deux ou trois fois par mois, elle propose via le projet «sm art» des rencontres, des diffusions de films, des performances, du théâtre. Si le thème est toujours centré autour de la question du corps et du fétichisme, carte blanche est laissée aux artistes.

«Le SM est une sexualité cérébrale, analyse-t-elle, qui joue sur tous les sens, les possibilités sont infinies. Pourquoi donc ne pas s’autoriser à créer de nouvelles passerelles ?»

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La performance en trois tableaux d’AJ Dirtystein, fin avril. Photo Laurent Troude pour Libération

Le soir de la performance d’AJ Dirtystein, «Introduction au Post-Erotisme», soixante-dix personnes se pressent et entourent religieusement l’artiste de 28 ans. La participation est de 10 euros, il faut s’inscrire à l’avance, l’emplacement du lieu est secret. Il n’est dévoilé qu’au dernier moment. Pour entrer, un mot de passe est demandé, autant d’éléments qui théâtralisent l’atmosphère.

 

Bâillon

Dans le public, des jeunes, souvent des amis de l’artiste, des habitués des lieux, un peu plus âgés, et des artistes venus en curieux. «C’est une bonne idée que soit organisé ce genre d’événements», juge Amine Boucekkine. Le mois prochain, il déclamera dans ce donjon des poèmes. «Souvent, dans le milieu du SM, il y a beaucoup de prétentions, de discours, mais à la fin ce sont des coquilles vides, rien ne se passe. Là, Maîtresse Cindy agit», ajoute-t-il.

L’actrice Myriam Mézières, qui a tourné avec Alain Tanner ou Claude Berri, interprétera son théâtre burlesque érotique fin mai. «C’est du SM un peu plus light, autour de la relation homme/femme, où je sors des clichés du cabaret. Ici, dans ce donjon, c’est dépouillé, sans filet, mais au moins on sort des cloisonnements habituels de la scène parisienne», approuve-t-elle.

Le dimanche après-midi, quelques jours avant la représentation d’AJ Dirtystein, une séance de cinéma était organisée avec la diffusion des courts métrages récompensés en 2012 au festival du film fétichiste de Kiel, en Allemagne. Si la qualité était inégale – souvent le manque de moyens est patent -, les œuvres montraient la diversité des pratiques du milieu fétichiste.

Du rapport de domination entre le chauffeur d’une voiture de luxe et une jeune actrice un peu perdue à Los Angeles (The Chauffeur de Maud Ferrari) à un documentaire sur Tarna, dominatrice allemande, spécialiste des coupes de cheveux fétichiste – bâillon et ciseaux habiles – et autres douches de vomi, tout est possible.

 

Oranges

Le second tableau d’AJ Dirtystein est un peu plus violent que sa performance sur les Souliers rouges. Elle quitte le jardin intérieur recouvert de feuilles mortes et se dirige dans une salle plus clinique, murs blancs et instruments de torture. Elle s’enduit le corps de lait, déchire les pages d’un livre et se les agrafe sur les jambes, le ventre, les seins, les fesses, le pubis. On sursaute, on est mal à l’aise, mais une vraie force se dégage.

Elle crie, surjoue une scène porno, «fuck me», «fuck me», se masturbe brièvement. Le sang coule, les feuilles tombent à terre. Elle les ramasse et les distribue aux spectateurs. On découvre que c’est l’Ancien Testament. On récupère le passage de la destruction de la tour de Babel. «Je viens d’une famille religieuse. Mon père est en train de devenir diacre», explique après la représentation AJ Dirtystein, petite brune aux multiples tatouages. Jusqu’à mes 12 ans, j’étais très pieuse. Je n’imaginais pas qu’une autre voie était possible. Lorsque j’ai compris, tout a changé

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Les souliers rouges – La performance en trois tableaux d’AJ Dirtystein, fin avril. Photo Laurent Troude pour Libération

Doctorante en lettres et arts plastiques, elle travaille sur le concept de «femme sauvage». Une réflexion développée par la psychologue Clarissa Pinkola Estés sur la manière pour une femme de se libérer en articulant ses parts féminines et masculines. «Dans mes performances, je réfléchis sur les clichés hétéros sexistes. Je veux dépasser ce qu’on a appris par l’éducation, je veux voir au-delà du masque social», raconte-t-elle. Elle estime que la mise en danger de son propre corps est nécessaire. «La violence fait partie de la vie. Nous vivons dans une société qui nie la mort et la putréfaction du corps humain». Pour payer sa thèse, elle est dominatrice, «un job alimentaire». Cela lui plaît. «C’est une forme de corps utopique, un jeu de rôle permanent. Un peu comme dans la performance artistique», juge-t-elle.

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Les oranges – La performance en trois tableaux d’AJ Dirtystein, fin avril. Photo Laurent Troude pour Libération

Troisième et derniers de ses tableaux

AJ Dirtystein s’installe dans une autre pièce. Elle presse sur son corps des oranges jusqu’à épuisement. La jeune femme devient une «mère pondeuse», exploitée par la machine, la société, l’homme. Elle s’écroule. Le chanteur revient, il a délaissé sa combinaison en latex noir. Il est nu. Il entonne l’hymne des femmes : Levons-nous femmes esclaves / Et brisons nos entraves / Debout, debout, debout ! AJ Dirtystein se relève. Puis, retombe.

 

Quentin Girard

Source : Libération

 

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